Science & Vie : Triste héritage de la mondialisation, à terme, toutes les épiceries et petits commerces disparaitront

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Rosario Indelicato devant son épicerie rue des Pâquis. Las et découragé, il a décidé de remettre.
Le quartier va le regretter.
Image: STEEVE IUNCKER

Genève, figure emblématique des Pâquis, Rosario Indelicato met la clef sous la porte. Il n’en peut plus. Une nouvelle abdication sur le champ de bataille des commerces de proximité. Témoignage

Arcade à remettre. A la fin d’août, le panneau posé sur la vitrine de la boutique a fait jaser tout le quartier.

On en causait chez le pharmacien. On se perdait en conjectures chez le coiffeur. C’est que, à la rue des Pâquis, l’épicerie italienne Indelicato fait partie des meubles. Du folklore. Du patrimoine local. Pensez, cela fait quarante-cinq ans que cet étal de fruits et légumes fleurit sur le trottoir tous les matins. Sauf le dimanche et le lundi, bien sûr, jours de fermeture. La rue des Pâquis sans Indelicato, c’est comme le Champ-de-Mars sans la tour Eiffel. C’est aussi la énième disparition d’un petit commerce de bouche dans ce coin de la ville. Il y a vingt ans aux Pâquis, il y avait quatre bouchers. Il n’y en a plus aujourd’hui. Les dépanneurs, eux, grouillent.

«A terme, toutes les vraies boutiques d’alimentation de quartier disparaîtront à Genève», prophétise, yeux et bras levés au ciel, Rosario Indelicato, dit Rosi. Il a un peu la tête d’un Fernandel des mauvais jours, l’épicier pâquisard. Il en a gros sur la patate. «Je n’en peux simplement plus.» Ses parents, papa sicilien, maman suisse, se sont installés là en 1972. «J’ai grandi dans la boutique. Je sortais de l’école, je venais les aider, raconte-t-il. J’aime mon métier, ce n’est pas la question, je l’adore même. Mais c’est devenu trop dur de l’exercer.»

Charcuteries top

Son épicerie n’est certes pas la plus glamour de l’univers. Ni lui le commerçant le plus mondain du cosmos. Mais il peut se montrer de bon conseil. Et tutoie chacun des produits dans ses frigos et sur ses étagères. Charcuteries top, chouettes fromages, pasta artisanale, bocaux choisis. Sans oublier la cave, truffée de beaux flacons transalpins. De quoi se mitonner un souper de rêve, à condition d’écouter les recommandations du taulier.

«Mais les gens ne se font plus à manger. Ils n’ont plus le temps; en tout cas, c’est ce qu’ils me disent, fulmine-t-il. Ils n’ont même pas une demi-heure pour se faire un plat de pâtes chez eux! Que voulez-vous que je fasse?» Rosi soupire, découragé. «Ils mangent de la m…; je ne dis pas de gros mots, ce n’est pas beau. Au supermarché, il n’y a qu’à regarder ce qu’il y a dans les chariots. Des trucs surgelés. Des plats industriels. Tu es ce que tu manges. Si tu manges mal, t’es malade.» Il dégaine une grosse patate terreuse sous le nez de son interlocuteur. «Moi, les pommes de terre, je les vends à la pièce. Les gens vont les acheter par paquets de deux kilos et demi: la moitié finit à la poubelle. Du gâchis!»

Evidemment, la qualité, cela se paie. «Ce que je vends n’est pas donné à tout le monde. J’en ai bien conscience. Mais quand on me dit qu’il y a des pâtes au supermarché qui coûtent 90 centimes le paquet, je me désespère. A ce prix-là, tu ne sais pas ce que t’avales. Les choses ont une valeur. Chez moi, le paquet vaut 4 fr. 50, mais cela n’a rien à voir. Rien du tout. J’ai l’impression de me battre contre un mur. Nonante centimes le paquet de pâtes…» Et d’embrayer sur le problème de parc. «Avant, on avait des clients qui venaient d’Hermance, de Cologny. Maintenant, il n’y a plus de place dans le quartier. Et je ne parle pas des bûches…»

Salade de patates maison

Une dame entre dans la boutique. Et demande une portion de salade de patates, cuisinée maison, pour son lunch, en susurrant à l’épicier qu’elle est bien meilleure que celle de la supérette voisine. Rosi retrouve le sourire. «La reconnaissance, c’est ça qui me manque parfois.» Il a essayé de s’adapter. En changeant les horaires. En proposant des dégustations de vins et de fromages pour animer la boutique. «J’ai baissé les bras. Ras le bol.» Il essaie de remettre son arcade, donc. Pas à n’importe qui. Pas n’importe comment. Ses projets? «C’est un secret. Mais je vais prendre le temps de vivre. Enfin.»

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